Protection des photographies : redéfinir le concept d'originalité
Le concept d’originalité, tel qu’il est appréhendé par la jurisprudence française, fragilise indéniablement toute création qui ne relèvent pas de l’art « pur ». Ce critère est en effet déterminant de la protection par le droit d’auteur (https://www.photo-ip.com/proteger-ses-photographies-quelles-protections/).
Tel est le triste constat auquel tout praticien est malheureusement confronté. La judiciarisation du concept conduit à des applications variables au gré du juge saisi, un même tribunal n’ayant pas toujours la même appréciation de l’originalité. Le cas des photographies est à ce titre révélateur de cet imbroglio, les exigences de certains tribunaux conduisant à priver des photographes du simple droit de revendiquer la propriété de leur travail.
Or, la propriété intellectuelle est une propriété dont la Déclaration des droits de l’homme de 1789 fait un « droit inviolable et sacré » (Conseil constitutionnel, Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 – Décision n° 2017-649 du 4 août 2017)[1]. Est-il acceptable de laisser aux juges une telle marge de manœuvre dans l’octroi d’un droit fondamental ? L’insécurité juridique est telle que la prévisibilité du bénéfice de la protection est à peu près nulle pour la grande majorité des créations qui ne relèvent pas a priori d’un art reconnu.
A bien y réfléchir, cette réticence de certains juges à octroyer la protection prévue par le code de la propriété intellectuelle est surprenante. Pourquoi donc traiter avec autant de dédain le fruit d’un effort créatif quand l’octroi de la propriété sur une chose matérielle va quasiment de soi ? Quelle étrange appréhension retient le juge d’accorder à un modeste créateur la propriété de son travail ? Est-ce la crainte du monopole qu’elle implique ? Est-ce celle de la valeur économique qu’elle conférerait à la « chose » ?
On ne voit pas que la seule reconnaissance d’un droit de propriété confère à une chose plus de valeur que le marché a décidé de lui attribuer. Quant au monopole, il se limite aux éléments originaux ce qui, s’agissant des créations qui nous occupent, se réduira le plus souvent à la spécificité même de l’œuvre, sa protection n’allant pas au-delà de la copie-servile.
Alors, que craindre à octroyer à un photographe animalier, auteur d’un cliché de lion auquel il n’aura manifestement pas lustré les moustaches ni imposé la pose, d’un photojournaliste ayant saisi sur le vif un rocambolesque placage ou d’un paysagiste, créateur d’un cliché de coucher de soleil sur la baie d’Halong, un droit de propriété sur son travail ?
Le critère d’originalité, non prévu par la loi, est une création prétorienne. Qu’il faille donner un peu de substance à l’objet du droit d’auteur, nul n’en disconvient. Telle est, somme toute, la justification d’un tel critère la matérialité d’un bien suffisant à en faire l’objet d’un droit de propriété (https://www.photo-ip.com/etudes/loriginalite-dune-photographie-au-sens-du-droit-dauteur/).
Mais, bien souvent sous couvert d’originalité, les tribunaux se livrent à une appréciation, pourtant prohibée par la loi, du mérite de l’œuvre. Ils s’octroient, consciemment ou inconsciemment, la faculté de juger de la valeur esthétique de la « création » pour dénier ou accorder à son auteur le simple droit d’en revendiquer la propriété. Pour la Cour d’appel de Rennes, il se dégage du cliché en litige, « une impression de spectacle maritime en mouvement contrastant avec l’ambiance familiale nonchalante régnant sur la plage de sable clair » (17.01.2023, n° 20/05121). L’indéniable poésie de l’analyse est-elle bien compatible avec une protection que le législateur a voulu indépendante du genre, de la forme d’expression, du mérite et de la destination de l’œuvre ?
La complaisance affichée à l’égard des arts consacrés, fussent-ils conceptuels, pourrait laisser craindre ici à une forme d’élitisme, la faveur de la propriété intellectuelle n’étant réservée qu’à des œuvres et des auteurs jugés dignes d’en bénéficier.
Telle n’est pourtant pas la volonté du législateur ni la pratique de la plupart des tribunaux empêtrés dans l’appréciation pratique d’un concept dont on ne sait plus ce qu’il recouvre.
Par ailleurs, des photographies se voient dénier la protection du fait que « prise sur le vif » leur qualité esthétique n’est que la traduction d’un savoir-faire technique, le photographe n’ayant eu aucune maîtrise de la scène représentée. Le photojournaliste doit-il être privé d’un droit de propriété sur ses clichés au motif que « prises dans des instants fugaces, à destination d’illustration d’une actualité, ces photographies n’ont vocation qu’à restituer une information objective ou à retranscrire le plus fidèlement possible un événement ou une situation donnée » (TJ Nanterre, 30.11.2023, n° 22/02020) ?
Le photojournalisme est un genre et la « prise sur le vif » une forme d’expression, genre et forme d’expression ne pouvant en application de la loi exclure la protection par le droit d’auteur. Pourtant, c’est pour de tels motifs que des juges dénient toute propriété intellectuelle à tout un pan de la production photographique.
Le choix de l’instant saisi au cours du déroulé d’un évènement impliquant de multiples séquences relève pourtant bien de l’arbitraire et de la libre volonté du photographe (CA Versailles, 3.09.2010 n° 09/03831 – pour des photographies de catalogue et des choix minimes, CA Paris, 10.03.2015, n° 13/09634).
Un seul choix peut ainsi suffire à caractériser l’originalité comme celui d’apposer le mot « Paradis » en lettres dorées au-dessus de la porte des toilettes du dortoir des alcooliques d’un ancien hôpital psychiatrique (Cass. Civ. 1, 13.11.2008, 06-19021). Il est vrai que dans cette affaire « l’approche conceptuelle de l’artiste, qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun, s’était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale » de telle sorte que pour la Cour, la démarche, parce qu’ « artistique », méritait protection. Les choix étaient pourtant limités et la signification « esthétique » du message d’une transcendance toute relative. Mais, c’est là s’égarer car porter une appréciation personnelle sur le mérite de l’œuvre …
L’originalité doit être repensée et appliquée à l’aune de l’article L.112-1 du code de la propriété intellectuelle selon lequel la propriété intellectuelle protège « les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ».
La propriété « intellectuelle » doit être largement ouverte, sans préjuger de sa valeur où de l’étendue d’un monopole nécessairement circonscrit. Il faut en finir avec ces incertitudes inutiles, chronophages et dispendieuses. Un droit dépourvu de sécurité juridique n’est qu’une jungle foisonnante de règles inutiles. Le droit de propriété intellectuelle mérite mieux qu’une assise bancale faite de bric et de broc. Gageons que les juristes cesseront de se complaire dans des débats sans fin sur l’originalité décidément insaisissable. La liberté du choix et un minimum d’effort intellectuel devraient suffire pour rendre à son auteur le fruit de son travail.
[1] « Considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figurent les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et les droits voisins ». La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, sous le visa « droit de propriété » (art. 17), déclare que « la propriété intellectuelle est protégée » (art. 17.2).